Chapitre 18
Juan Cabrillo connaissait bien ce genre de type. L’homme installé derrière le comptoir en face de lui était habillé de vêtements de mauvaise qualité et ne se souciait guère de son apparence. La seule chose qui lui importait, c’était d’observer les préceptes de sa foi. Il portait un turban très serré, mais le tissu était usé et sale. Quant à la chemise bon marché en coton et aux auréoles sous ses aisselles, elles devaient être là depuis toujours. Des restes de nourriture agrémentaient sa barbe et sa moustache.
Le bureau était aménagé pour offrir un aspect particulier. La table était jonchée de papiers, les armoires, bourrées de dossiers. Le mobilier était sommaire et peu confortable, la plupart des affiches accrochées aux murs venaient de l’office du tourisme indonésien. L’ordinateur posé derrière la table n’aurait pas déparé dans un musée des technologies.
La femme qui avait conduit Juan jusqu’au bureau était peut-être le seul élément authentique de tout ce décor. C’était une vieille Indonésienne, maigre comme un coucou et fatiguée. Ses vêtements ne valaient pas mieux que ceux de son patron, mais Cabrillo se dit que c’était sans doute parce qu’il la payait une misère et non parce qu’elle s’occupait de l’accueil dans une boîte en capilotade.
Cabrillo avait lu attentivement le dossier que lui avait préparé Mark Murphy avant ce rendez-vous avec Shere Singh. Il y avait là-dedans tout ce qu’on pouvait souhaiter et davantage sur lui et sur sa famille. Il savait que sa fortune était estimée à un demi-milliard de dollars. La famille du patriarche demeurait dans un domaine de deux cents hectares. La maison était assez vaste pour accueillir sous un même toit ses onze enfants et leurs familles. Singh ne faisait confiance à ses gendres que jusqu’à un certain point. Apparemment, il les chargeait de la plupart de ses activités légales. Ses fils, eux, géraient le reste. Abhay Singh, le fils aîné, dirigeait les chantiers de démolition Karamita.
Ses bureaux étaient installés dans la banlieue de Djakarta, assez près des quais pour qu’on entende les sirènes des bateaux, mais assez loin pour qu’on soit obligé de chercher un peu avant de les trouver.
Obtenir ce rendez-vous avait été très simple. Cabrillo avait pris contact avec la société pendant son vol de Munich à Djakarta et s’était présenté comme le capitaine d’un navire qu’il souhaitait vendre à la casse. Il voulait savoir combien les chantiers Karamita lui en donneraient.
Juan n’était pas mieux vêtu que son hôte. Il ne s’était pas rasé depuis la veille de l’enlèvement d’Isphording et portait une perruque noire, assez sale, sous sa casquette de marin. Son pantalon de toile n’avait jamais connu fer à repasser ni pressing, il manquait plusieurs boutons aux manches du blazer qui contenait vaille que vaille son énorme brioche. Si les membres de la famille Singh, richissimes, affectaient de se faire passer pour de modestes travailleurs, Juan pouvait bien se présenter comme un capitaine à qui la chance n’avait pas souri.
Abhay Singh lut la fiche descriptive de l’Oregon que Juan lui avait donnée, après avoir cependant changé le nom que l’on était en train de peindre sur sa vieille coque rouillée. Le papier fournissait ses dimensions, son tonnage, une liste d’équipements et de destinations. Il y avait encore une dizaine de photos. Le Sikh lut le tout assez rapidement, mais sans rien manquer. Il avait de petits yeux porcins. On n’entendait aucun bruit dans le bureau, si ce n’est les grincements d’un ventilateur noir qui se balançait au plafond et, par la fenêtre ouverte, les bruits de la rue, un étage plus bas.
« Il y a une chose que je ne comprends pas bien, capitaine, euh… Smith, lui dit Singh en l’observant d’un œil pénétrant. Je ne vois pas les documents qui prouvent que vous êtes bien l’armateur. Peut-être n’est-ce pas votre propre navire que vous essayez de vendre à la casse ? »
Cabrillo, toujours dans la peau de Jeb Smith, l’une des identités qu’il prenait quand il traitait avec une administration, soutint son regard sans ciller. « Et il vous manque encore autre chose. » Il lui tendit une autre liasse de papiers. Smith y jeta un coup d’œil, l’air sceptique, lut la moitié de la première page et leva la tête, les yeux brillants de gourmandise. « C’est vrai. » Juan hocha la tête.
« Les cales contiennent huit mille tonnes d’aluminium en lingots, nous les avons chargées à Karachi. Vous me feriez quel prix si nous traitions directement,
Mister Singh ? Vous oubliez que le propriétaire est quelqu’un d’autre, j’oublie que lorsque vous avez pris possession du navire, il transportait pour dix millions de dollars d’un métal qui n’appartient ni à moi, ni à vous. »
Singh reposa la liasse sur son bureau et croisa les mains sur le paquet. Il regardait Juan tout en réfléchissant.
« Et comment se fait-il, capitaine, que vous soyez venu nous voir, nous, à Karamita ? »
Cabrillo savait que sa vraie question était : comment le capitaine Jeb Smith savait-il que les propriétaires des chantiers Karamita étaient vénaux ?
« De nombreux poètes ont écrit sur l’immensité des océans, et c’est exact, Mister Singh, mais vous savez sans doute que le monde est petit. On entend dire des choses.
— Et où entend-on ce genre de choses ? »
Juan prit un regard fuyant.
« À différents endroits et de différentes sources. Je ne sais plus qui au juste m’a parlé de vos belles installations, mais ce genre de bruit se répand plus vite que la dysenterie et il est parfois encore plus difficile à combattre. »
Il gardait les yeux rivés sur ceux de Singh, mais son visage était devenu de marbre. Abhay Singh avait compris ce qu’il voulait dire à demi-mot. Pose-moi encore des questions de ce genre, mon gars, et les autorités vont venir voir de près ce qui se passe à Karamita.
Le sikh lui décocha un sourire qui était tout sauf sincère.
« Cela me réchauffe le cœur, savoir que des gens parlent de nos affaires d’une façon aussi élogieuse. Je suis sûr que nous pouvons trouver un accord. Vous savez que le cours de l’acier de récupération est assez haut en ce moment, je peux vous proposer du cent dix dollars la tonne.
— J’aurais pensé à quelque chose de l’ordre de cinq cent cinquante », répliqua Juan.
Il aurait pu tout aussi bien annoncer quatre fois plus avec l’aluminium dont il lui faisait cadeau en prime, mais il voulait garder la négociation ouverte et ne pas paraître trop malhonnête.
« Non, répondit Abhay, c’est hors de question, comme si Juan venait d’insulter sa sœur. Je pourrais éventuellement aller jusqu’à deux cents.
— Vous pourriez bien monter à quatre cents, mais je me contenterai de trois cents.
— Oh, capitaine, se lamenta Singh sur un ton larmoyant, comme si, maintenant, c’était sa mère qu’on insultait. À ce prix-là, je ne rentre même pas dans mes frais.
— Je pense au contraire que vous les couvrez largement. Pourquoi ne pas convenir de deux cent cinquante dollars la tonne, et je vous livre le navire d’ici deux jours. »
Singh se tut pour réfléchir à cette proposition. Juan savait que le Maus allait arriver à peu près en même temps que l’Oregon et il se demandait ce qui allait l’emporter dans la tête du sikh, de l’appât du gain ou de la prudence. Un homme prudent fermerait le chantier tant que le dock n’aurait pas fini de décharger sa cargaison et qu’il n’aurait pas effacé toute trace de cet acte de piraterie, mais Singh pouvait faire un gros bénéfice en acceptant le prix que lui offrait Juan. Le sikh finit par se décider :
« Pour le moment, le chantier est plein. Arrivez dans une semaine, et vous aurez de la place. »
Juan se leva et lui tendit une main moite.
« Tope là, mais juste au cas où les vrais propriétaires auraient des espions à Djakarta, je serai de toute façon ici dans deux jours. »
Il était sorti du bureau et était passé devant l’accueil avant qu’Abhay Singh n’ait eu le temps de comprendre.
Il retrouva George Adams à l’aéroport. Le pilote le ramena à bord de l’Oregon resté à l’écart des rails de navigation. Au cours de ces derniers jours, George avait bien effectué vingt heures de vol pour récupérer l’équipe qui avait travaillé en Suisse. Maintenant, tout le monde était rentré, à l’exception notable d’Eddie Seng.
De retour dans sa cabine, Cabrillo se débarrassa de son déguisement façon Jeb Smith et fourra le tout dans un grand sac qu’il jeta au fond d’un placard dans la coursive, où il resterait jusqu’à ce qu’il en ait de nouveau besoin. Il se barbouilla de savon et se rasa méticuleusement.
Le miroir accroché au-dessus du lavabo en cuivre lui renvoyait son regard, ce regard gourmand que déclenchait chez lui l’approche du but. Que Singh ait accepté d’acheter un navire sans se faire produire de titres de propriété constituait un motif suffisant pour le faire arrêter, mais, plus important encore, Juan avait maintenant de bonnes raisons de penser que Rudy Isphording lui avait dit la vérité. Abhay Singh et son père étaient mouillés jusqu’au cou, Juan n’avait plus qu’à remonter jusqu’à Anton Savitch avant de tous leur passer la corde au cou.
Il prit sa douche, se mit de l’après-rasage sur les joues avant d’enfiler un pantalon noir, une chemise de coton blanc toute propre et des mocassins foncés. Il appela les cuisines pour qu’on lui monte un repas en salle de réunion puis convoqua tout son état-major.
La salle de réunion était aménagée à tribord, derrière l’îlot, et pouvait accueillir une quarantaine de participants, même si la table était prévue pour douze. Lorsque l’ordre du jour n’était pas confidentiel, on pouvait ouvrir de grandes baies et bénéficier ainsi de la lumière. Juan arriva le premier et s’installa dans le fauteuil à haut dossier, au bout de la table en merisier. Maurice, leur maître d’hôtel, se présenta à son tour avec une assiette fumante de raviolis et une carafe de thé glacé aux fruits, sa spécialité. Il remplit un verre et tendit l’assiette à Juan.
« Bienvenue à bord, patron. »
Juan avait reçu par courrier électronique pendant son vol de retour le dossier relatif à la famille Singh, et George Adams était allé le chercher à Djakarta en lui apportant son déguisement de capitaine Smith. Il n’avait donc pas remis les pieds à bord depuis qu’il avait accompagné Tory Ballinger à Tokyo, quinze jours plus tôt.
« Ça fait du bien de rentrer. Quelles sont les nouvelles ? »
Maurice était un incurable bavard.
« Le bruit court qu’Eric Stone a une petite aventure avec une Espagnole qu’il a trouvée sur Internet. Et on prétend que leurs conversations sont plutôt torrides. »
Eric était un chef de quart hors pair, sa connaissance de tous les systèmes à bord rivalisait avec celles de Juan ou de Max Hanley, mais, lorsqu’il s’agissait du sexe opposé, ce garçon devenait franchement désespérant. À Londres, dans un bar, après l’affaire de la Pierre sacrée, Eric avait été tellement choqué par les avances éhontées que lui faisait une nana qu’il avait été obligé de sortir pour dégueuler.
« Dites-moi, Maurice, vous n’avez quand même pas utilisé mon compte pour aller fouiller dans l’ordinateur ? lui dit Juan sur un ton un peu grondeur.
— Je ne savais même pas qu’il existait un truc pareil, Mister Cabrillo. Je l’ai juste entendu en parler avec Mark Murphy. »
Ça collait assez bien. Murph, le complice d’Eric, avait encore moins de chance que Stone avec les femmes, si l’on oubliait la gothique qu’il s’était draguée. Mais une fille avec plus de piercings qu’une pelote d’épingles, qui se laissait impressionner par un mec sous prétexte qu’il savait décoller d’un toboggan sur une planche à roulettes, pour Cabrillo, ce n’était vraiment pas une affaire.
« Eh bien, Maurice, vous savez donc ce qu’ils se disent. L’amour sera toujours l’amour.
— Ne me le demandez pas, je ne dirai rien, Mister Cabrillo. »
Le maître d’hôtel s’inclina à l’arrivée de Max, de Linda Ross et de Julia Huxley. Ils se servirent eux-mêmes de thé et de raviolis. Hali Kasim entra quelques instants plus tard en compagnie de Franklin Lincoln. Normalement, Linc n’aurait pas dû participer à cette réunion, mais il remplaçait Eddie Seng. Eric et Murph arrivèrent les derniers et s’excusèrent vaguement avec une histoire vaseuse tirée d’un vieux Monty Python.
« Commençons par le début, déclara Juan lorsque tout le monde eut pris place. Des nouvelles d’Eddie ?
— Toujours rien », répondit Hali.
Juan leva un sourcil interrogateur et se tourna vers le Dr Huxley. Elle répondit immédiatement.
« Le répondeur sous-cutané que je lui ai implanté dans la cuisse marchait parfaitement lorsque je l’ai essayé, avant votre départ pour Tokyo. En fait, il n’est en place que depuis trois mois. »
Certains membres importants de la Corporation, y compris Juan, portaient des balises de ce type implantées sous la peau. Ce composant électronique, de la taille d’un timbre-poste, était alimenté par le système nerveux. Toutes les douze heures, il émettait un signal que recueillait un satellite commercial avant de le relayer à l’Oregon. C’était un discret moyen de suivi des hommes sur le terrain sans avoir à trimbaler un équipement que l’on aurait pu découvrir avant de le confisquer.
Cette technologie, très récente, était loin d’être parfaitement au point, si bien que Juan ne lui accordait pas une confiance aveugle. Cela dit, dans le cas d’Eddie, ils n’avaient pas d’autre solution.
« Le dernier signal reçu, ajouta Hali, indiquait qu’il se trouvait dans la banlieue de Shanghai, pas très loin du nouvel aéroport. »
Juan réfléchit.
« Une possibilité qu’ils l’aient fait sortir par avion ? »
Max Hanley tapotait le tuyau de sa pipe contre ses dents.
« Nous y avons pensé, mais ça ne colle pas avec ce que nous savons de ces trafiquants. Eddie suit la trace de ceux que nous avons retrouvés dans le conteneur, il devrait suivre en principe le même trajet.
— Mais si les pirates leur causent trop de pertes, ils ont peut-être changé de méthode ? demanda Eric Stone derrière son portable posé devant lui.
— Nous ne savons pas combien les pirates en ont capturé, lui répondit Hali. Ceux que nous avons trouvés à bord du Kra faisaient peut-être partie d’un premier lot.
— Ou du dernier, rétorqua Eric, avant que les Têtes de Serpent utilisent des moyens aériens.
— S’ils ont déjà des moyens maritimes, ça leur coûterait un prix fou. Et ils devraient mettre en œuvre d’autres infrastructures. »
Juan les laissait débattre, mais il savait que personne n’avait la réponse. Tant qu’ils ne recevaient aucun signal d’Eddie, ils pédalaient dans le vide.
« Bon, ça va, conclut-il pour couper court à cette discussion qui ne les menait à rien. Hali, tu vas écouter davantage de satellites, il y en a peut-être un qui aurait capté les signaux d’Eddie. Il va falloir faire preuve d’imagination. Cherche tout ce qui est susceptible de recevoir des émissions de ce genre. »
Hali se rebiffa.
« J’ai contrôlé les journaux de bord, mes gars ont regardé tous les satellites qui passent à moins de quinze cents kilomètres de Shanghai.
— Je ne mets pas en doute leurs compétences, Hali, répondit Juan en essayant de le calmer. Si Eddie était à l’intérieur de ce cercle, ils l’auraient trouvé. Mais je veux que tu multiplies par deux le rayon de la zone et que tu le cherches jusqu’à trois mille kilomètres de Shanghai. Si tu n’as toujours rien, étends encore la zone, jusqu’à ce que tu trouves quelque chose. »
Hali prenait des notes sur un bloc au logo de la Corporation.
« Ce sera fait, patron. »
Juan s’arrêta en attendant que tout le monde l’écoute.
« Mon rendez-vous d’hier maintenant. Nous allons ajouter à notre liste de suspects Shere Singh, son fils Abhay ainsi que tous ceux qui travaillent avec les chantiers Karamita. Ce sont eux qui possèdent le Maus et le second dock. » Il se tourna vers Murph : « À propos, rien sur l’autre, le Souris ? »
Murph attrapa le portable d’Eric et parcourut quelques fichiers.
« Voilà, je l’ai. Construction soviétique, racheté à la même époque que le Maus, mais par un autre consortium de sociétés-écrans. Ils ont refait la même erreur, ils sont passés par Rudolph Isphording pour trouver des hommes de paille. Contrairement au Maus, le Souris n’a encore effectué aucune mission, personne ne l’a loué, personne ne l’a revu. Il était sur la liste des Lloyd’s, mais la dernière fois qu’il a été pointé, il se trouvait à Vladivostok en attendant que ses nouveaux propriétaires en prennent possession. »
Juan ouvrait la bouche pour lui poser une question, mais Murph le devança.
« J’ai déjà vérifié. Il a été remorqué hors du port il y a dix-huit mois, et personne ne se souvient du nom des remorqueurs.
— Et merde. »
Linda Ross prit la parole, la bouche pleine.
« Par conséquent, au cours de ces dix-huit mois, Shere Singh et compagnie ont pu l’utiliser à autre chose. Même si ce n’est pas pour s’emparer de navires en haute mer, un truc de cette taille est parfait pour des tas d’opérations de contrebande. On peut y mettre quelques centaines de voitures volées. Ils pourraient même y caser deux gros avions de ligne sans avoir besoin de démonter les ailes, ou encore, entasser dans le radier deux mille émigrés clandestins. »
Elle n’essayait que de lancer quelques idées en l’air, mais l’atmosphère dans la salle de réunion changea soudain. Elle avait jeté un froid, les visages étaient sombres, comme si un nuage avait caché le soleil et plongé la pièce dans l’obscurité. Chacun imaginait l’énorme dock transformé en négrier, bourré de misérables promis à un sort peut-être pire que la mort.
« Putain, murmura quelqu’un.
— Mark, trouvez-le. » Cabrillo avait pris un ton coupant. « Vous faites comme vous voulez, mais vous me trouvez ce dock.
— Bien, monsieur, lui répondit son jeune spécialiste.
— Bon, revenons à nos moutons, reprit Juan, soudain plus grave. Pour ceux d’entre vous qui ne seraient pas au courant, je suis allé à Djakarta négocier la vente à la ferraille de l’Oregon. »
En temps normal, la nouvelle aurait déclenché quelques sarcasmes, ou au moins des sourires entendus, mais les participants étaient trop préoccupés.
« Comme nous l’a appris Isphording, les gens qui possèdent les chantiers Karamita sont aussi corrompus que possible. Jusqu’à hier, nous n’avions que des hypothèses ou des informations de seconde main, ainsi que la parole d’un type poursuivi par la justice. J’ai maintenant la preuve que Singh est en cheville avec les pirates et peut-être même avec les trafiquants.
« Il ne veut pas voir l’Oregon avant une semaine d’ici, ce qui lui laisserait le temps de faire disparaître le navire qui se trouve dans le radier du Maus, mais nous allons tout de même jeter l’ancre dans la baie d’ici deux jours. La nuit de l’arrivée du Maus, nous allons étaler au grand jour toute cette affaire.
— Quel est votre plan ? lui demanda Linc.
— Nous sommes ici pour en parler. Vous allez en discuter avec vos collaborateurs et vous revenez me voir avec quelques scénarios. Mark, tu as des photos du chantier ?
— Des photos d’un satellite d’observation. Elles datent d’un an et on dirait que le chantier était en construction à l’époque.
— Tu vas dire à George de faire quelques passes en hélico pour essayer de prendre des vues un peu meilleures. Si le Robinson n’a pas l’autonomie suffisante, dis-lui de louer un appareil à Djakarta. Et dès qu’il rentre, tu fais des tirages pour tout le monde.
— Compris.
— Linc, je ne sais pas combien de gardes ils ont là-bas ni comment ils sont armés. Assurez-vous que vos clampins ont tout ce qu’il faut, y compris des missiles portatifs.
— Bien.
— Doc ?
— Je sais, je sais, répondit Julia avant qu’on lui ait demandé. Je vais revérifier les stocks de sang et jouer les vampires avec l’équipage s’il en manque. »
Tout le monde se leva, mais Juan n’avait pas terminé.
« Je veux être parfaitement clair. Cette mission a pris une ampleur qui dépasse de loin ce pour quoi on avait fait appel à nous. Jusqu’ici, nous avons pris des risques, mais nous nous en sommes sortis. » Il regarda Linda. « Tu t’es battue au corps à corps avec l’un des sbires de Singh et tu sais de quoi ils sont capables. L’argent que nous gagnons n’est rien à côté des dangers que nous allons rencontrer une fois que nous aurons pénétré dans le chantier. En fait, ça couvre à peine les coûts d’exploitation du bâtiment. »
Cette dernière remarque provoqua quelques sourires.
« Ceux qui sont sous vos ordres ont un salaire et des primes. Nous, on n’est payés que s’il y a des bénéfices. Si vous avez rejoint la Corporation, c’est pour mettre à profit vos talents exceptionnels et gagner de l’argent. J’ai peur que nous ne tirions pas grand-chose de ce coup-là. Si donc l’un d’entre vous n’a pas envie d’y aller, il a mon autorisation. Vous reprendrez votre place quand tout sera terminé, on ne vous posera pas de questions, on ne vous fera aucun reproche. »
Il attendit les éventuelles réactions, passant en revue les visages l’un après l’autre. Tout le monde se taisait et Max se gratta la gorge.
« C’est comme ça, patron. Nous en avons déjà discuté entre nous quand nous avons commencé à pister le Maus. La vérité, c’est qu’il y a des boulots qui méritent plus que l’argent qu’on y gagne. On est tous tombés d’accord, on serait prêts à payer pour clouer tous ces salopards sur une porte de grange. On est cent pour cent derrière toi. »
Il y eut quelques murmures d’approbation, tout le monde suivit Hanley.
Juan souriait, c’était son seul moyen de leur exprimer sa gratitude.
* * *
Juan était accoudé au bastingage sur l’aileron de passerelle. Il avait remis son déguisement de Jeb Smith au cas où des gens les auraient observés. La lisse rouillée lui avait mis de l’orange sur les mains. Le soleil n’était plus qu’une boule incandescente qui disparaissait dans le lointain derrière le chantier naval de Shere Singh. L’air était lourd, rempli d’odeurs de métal chaud, de solvants industriels et de mazout. Pendant qu’ils longeaient la côte de Sumatra, cap au nord, il avait pu admirer des plages de sable immaculé et la jungle où poussait une végétation luxuriante. La plus grande partie de l’île était indemne et comme aux premiers jours du monde. Mais, autour du chantier, tout changeait, comme si la terre était dévorée par un cancer. La plage n’était plus qu’un magma de boue et la mer ressemblait à de l’eau de vaisselle. À l’exception d’un hangar tout neuf construit en surplomb au-dessus de la baie, les bâtiments étaient délabrés et recouverts d’une couche noirâtre. Il n’avait jamais vu d’endroit aussi désespérant, aussi déshumanisé.
Les proportions gigantesques des constructions, des grues, de tous ces équipements, réduisaient les ouvriers à des animalcules insignifiants. Les ponts roulants qui surplombaient le chantier transféraient des piles de tôles depuis les navires échoués sur la côte jusqu’à des zones de stockage clôturées où des travailleurs crasseux les attaquaient au chalumeau, au marteau, parfois à mains nues. De là où il était, à un quart de nautique de la côte, Juan croyait voir des fourmis en train de dévorer la carapace de quelque cafard géant.
L’Oregon était littéralement entouré d’une armada de navires maudits. La flotte de bâtiments à bout de bord promis à la démolition s’étendait presque jusqu’à l’horizon. Il y avait là un véritable archipel de coques rouillées qu’on aurait dit hantées, désespérées, comme les âmes des morts qui attendent avant de se retrouver en enfer. Tous ces porte-conteneurs, pétroliers, cargos, le faisaient penser à un troupeau de bêtes qui attendent devant l’abattoir. L’Oregon semblait lui aussi assez décrépit, mais ce n’était qu’un camouflage. Autour de lui, c’était du réel, le résultat de l’air salin, des fureurs de l’océan, et de la négligence.
« Tu as vu ça ? » lui dit Max Hanley qui sortait de la passerelle. Il portait une combinaison pleine de graisse, et les traces étaient toutes fraîches, il remontait tout juste de la machine. « Quand je vois ces bailles, je me dis que l’Oregon est ce qu’on fait de mieux. »
Un bruit effroyable sortit du grand hangar, se répercuta dans toute la baie et couvrit la réponse de Cabrillo.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Hanley quand le vacarme se fut calmé.
— Peut-être la nouvelle chaîne stéréo de Murph ? fit Juan en rigolant. J’ai l’impression qu’il y a une espèce de scie dans ce hangar. J’ai lu un truc là-dessus – une énorme chaîne entraînée par un moteur et qui te découpe un navire comme un couteau taille une tranche de pain. »
Max alla chercher une paire de jumelles sous la table à cartes dans l’abri. Quelques minutes plus tard, les portes du hangar commencèrent à s’ouvrir. Des petites locomotives diesel en sortirent, remorquant une tranche de sept mètres de large. Le morceau avait une assez jolie forme, comme une sculpture, l’étrave du navire inconnu. Une grue mobile souleva le tout dès que les locomotives eurent atteint l’extrémité des voies. La tranche était ouverte dans son milieu. Ce navire avait des cales et non des ponts superposés, sans doute un vraquier ou un pétrolier.
« On dirait un cargo qui aurait la forme d’une pelle à tarte, remarqua Max.
— Pour une grosse tarte. »
Des ouvriers s’employaient à faire basculer la masse d’acier sur le flanc pour achever les opérations de découpe.
Juan avait l’air ailleurs, ce qui intrigua Max Hanley.
« Qu’est-ce qui peut bien t’intéresser dans cette fosse à merde ?
— Nous savons que Singh est impliqué, mais j’ai passé deux heures là-bas et tout paraît normal, sauf ce qui se fabrique peut-être dans ce hangar..
— Là où il y a cette scie ?
— Ouais. »
Juan lui emprunta ses jumelles pour examiner de plus prés la construction.
« J’ai bien envie d’aller y jeter un coup d’œil cette nuit.
— Et le Maus ?
— Il va arriver sous peu. D’ici là, découvrir ce qu’ils sont en train de découper là-dedans pourrait nous apprendre des choses.
— C’est peut-être l’un de ces navires dont se seraient emparés les pirates avant qu’on nous mette sur le coup, convint Hanley. Ils l’ont peut-être transporté à bord de leur autre dock. »
Cabrillo se tourna vers son vieil ami.
« Je n’en saurai rien tant que je ne serai pas allé y regarder.
— Tu comptes y aller seul ? lui demanda Max en haussant le sourcil.
— Je ne veux pas faire courir de risques à quelqu’un d’autre. Je serai reparti avant qu’ils se rendent compte de quoi que ce soit.
— Linda Ross disait la même chose quand elle est allée sur le dock avec son équipe.
— Regarde donc ce qui se passe côté mer. »
Max prit les jumelles et les pointa sur cet objet sans forme.
« Et qu’y a-t-il à voir ?
— Le hangar est construit sur pilotis. Je suppose que les parois métalliques ne vont pas jusqu’au fond de l’eau, et même si c’est le cas, les portes, elles, ne vont pas aussi bas. Il y aurait trop de résistance à l’ouverture et à la fermeture.
— Tu as l’intention de passer à la nage sous les portes.
— Une fois que je serai à l’intérieur, je pourrai identifier le navire. Je n’en ai pas pour plus d’une heure, essentiellement pour l’aller-retour. »
Max se concentra sur l’énorme construction, jaugeant le pour et le contre. Il parvint rapidement à sa conclusion.
« Tu devrais prendre un Draeger », conseilla-t-il à Juan.
Une sirène se mit en route, marquant la fin de la journée de travail.
« Comme ça, tu ne laisseras pas de bulles derrière toi pendant le transit. »
À une heure du matin, Juan Cabrillo descendit dans le garage sous-marin, vêtu d’une combinaison intégrale. L’eau était plus que tiède, mais il avait besoin de cette combinaison noire en Néoprène pour ne pas être trop voyant lorsqu’il serait sur place. Il avait chaussé des bottes de plongeur à semelles épaisses, ses palmes étaient posées à côté de lui sur le banc. Il allait utiliser un Draeger. Contrairement aux bouteilles classiques, qui fournissent de l’air frais à chaque inspiration, ce système de fabrication allemande possédait des filtres à dioxyde de carbone. Le plongeur respirait en circuit fermé, ce qui augmentait l’autonomie et éliminait les traditionnelles émissions de bulles.
Le Draeger pouvait devenir dangereux si on l’utilisait à des profondeurs supérieures à dix mètres et Juan avait donc l’intention de ne pas trop s’éloigner de la surface. Il emportait dans une mince sacoche étanche fixée sous l’aisselle un calculateur, une lampe-torche et un 57 de la Fabrique nationale, un automatique à double action. Ce pistolet tirait de nouvelles munitions calibre 5,7 mm. L’intérêt de ces cartouches aussi fines que des aiguilles tenait principalement dans la poignée où l’on logeait vingt coups, plus la munition engagée dans la chambre. Elles étaient calculées pour percer la plupart des gilets pare-balles connus, sans pénétrer beaucoup plus loin dans la cible.
Il portait enfin un poignard fixé sur la face externe de sa cuisse droite et une montre de plongée.
Un marin de l’équipe de plongée qui passait s’approcha de lui.
« Juste pour rigoler, j’ai demandé au Dr Huxley d’analyser un échantillon de flotte, dit-il à Juan qui procédait aux dernières inspections. Elle dit que la mer est plus polluée que la Cuyahoga[9][9], quand il y a eu ces incendies, dans les années soixante.
— Vous trouvez ça drôle ? fit Juan sur un ton assez sarcastique.
— Mieux vaut se contenter d’analyser cette bouillie infâme que de plonger dedans, répondit l’autre avec un grand sourire.
— Fini de t’équiper ? » demanda Max qui arrivait.
Linda Ross était arrivée elle aussi, mince silhouette à côté de lui.
« C’est du gâteau. »
Juan se leva, fit signe au technicien qui éteignit l’éclairage rouge.
« Eric est de quart, lui dit Max, et Mark est au CO, pour le cas où les choses tourneraient à l’aigre. Linc et quelques-uns de ses SEAL sont en train de se préparer. Ils seront parés avec le Zodiac, le temps que tu aies fait la moitié du trajet aller.
— Bonne idée, mais j’espère bien que je n’en aurai pas besoin. »
Les portes du garage s’ouvrirent et, sans un mot de plus, Juan descendit la rampe, enfila ses palmes et se laissa rouler sans bruit dans l’eau. Dès qu’il fut immergé, il se sentit allégé de tout le poids de son barda. Il était dans son élément, il pouvait se concentrer sur ce qu’il avait à faire. Oubliés Eddie Seng, les pirates, les passeurs, les mille et un soucis de sa société. Comme si plus rien n’existait que la mer et lui.
Il se laissa descendre à trois mètres, ajusta la pesée et vérifia le compas. Puis, les bras le long du corps, il commença à palmer calmement dans cette eau noire comme de l’encre. Le rythme de sa respiration était calme, régulier. Au bout d’une minute, il ne sentit plus la présence de l’Oregon, il avait dépassé l’étrave.
Le Draeger était muni d’un gros embout, mais il avait tout de même le goût infect de l’eau dans la bouche. Un goût métallique, comme s’il suçait une pièce de monnaie. Passant la main sur sa combinaison, il la retira graisseuse, couverte d’huile. Juan ne faisait pas partie de ces fanatiques prêts à tout pour défendre les arbres – il savait bien que la civilisation avait forcément un impact sur l’environnement. Mais, sans parler du reste, il voulait mettre un terme aux activités de Singh, ne serait-ce que pour les dégâts qu’il avait fait subir à la région.
Il n’osait pas allumer sa lampe-torche et devait donc se fier à ses autres sens. Cela faisait vingt minutes qu’il était dans l’eau. Il nageait contre le courant de marée, assez faible, lorsqu’il entendit un bruit sourd de ressac, la mer qui passait sous les portes du grand hangar. Il modifia légèrement son cap pour compenser la dérive et, une minute après, sa main buta contre du béton assez rugueux. C’était l’un des pilotis de soutènement. Il fit le tour pour se retrouver dans l’axe. La plage était illuminée par des guirlandes de lampes, mais le côté du hangar qui donnait sur la mer était plongé dans une obscurité totale. Il alluma sa lampe. Le filtre rouge ne laissait passer qu’une faible lueur, suffisante toutefois pour lui permettre de prendre ses repères.
Il éteignit la torche et se laissa remonter doucement. Il déchira la surface sans faire plus qu’une vaguelette. Les portes avaient la hauteur d’un immeuble de huit étages et faisaient presque soixante-dix mètres de large. N’importe quel navire pouvait passer avant d’aller se faire découper à l’intérieur, à l’exception peut-être des plus grands paquebots, porte-conteneurs ou pétroliers.
Il replongea à un mètre ou deux avant de sentir le bas de la porte. Il se laissa couler dessous et refit surface de l’autre côté. Il enleva son embout et ôta son masque. À sa première inspiration à l’air libre, il sentit de nouveau cette odeur de métal chaud.
Il crut d’abord que le hall était entièrement plongé dans le noir, plus noir encore qu’une nuit sans lune, mais comprit bientôt qu’il avait émergé sous une passerelle. Il s’en éloigna un peu et aperçut des ampoules nues qui pendaient du toit, éclairant la forme noire d’un navire. Il remonta alors le bassin à la nage sur toute sa longueur. Contrairement à tous ceux qu’il avait aperçus dans la baie, ce navire-là n’était pas bouffé par la rouille. La coque était propre et vierge de salissures, elle avait été fraîchement repeinte en noir ou en bleu marine.
Il ne s’agissait donc pas d’une épave en fin de vie, mais d’un navire récent, il n’avait pas plus de quelques années. Cabrillo sentit son cœur battre plus vite.
Il tomba sur un escalier métallique pliant qui plongeait dans l’eau et donnait sur la coursive desservant toute la longueur du hangar. Il se débarrassa de son équipement de plongée et l’amarra solidement sous l’eau, plaça son pistolet dans un étui et s’assura enfin que son calculateur n’avait pas subi de dommages. Pistolet en avant, il s’engagea lentement dans l’escalier, posant doucement un pied avant de faire porter son poids sur la jambe. Il ignorait si Singh avait posté des gardes, mais il savait que le bruit le plus ténu se répercuterait en écho contre les parois métalliques et il prenait donc grand soin d’observer le silence le plus total.
Un échafaudage métallique permettait de passer de la galerie au pont principal du navire. Il s’arrêta dans un coin sombre, à l’affût d’une discussion entre des gardes fatigués de veiller, d’une quinte de toux. Mais on n’entendait rien que le bruit de l’eau contre la coque ou le ressac qui se brisait régulièrement contre la porte.
Il traversa l’échafaudage, trouva un abri près des guindeaux et passa rapidement ses doigts sur le pont. Tout comme la coque, il était lisse et fraîchement repeint. À première vue, il s’agissait d’un petit pétrolier, ce que l’on appelle dans le métier un navire-citerne, car il transporte en général des produits raffinés comme du kérosène ou du gasoil et non du pétrole brut. On avait déjà découpé à la scie les vingt ou trente premiers mètres avant de les évacuer de la nef. Pour un marin, voir un aussi beau navire traité de la sorte était révoltant.
Juan essaya d’oublier le frisson superstitieux que cette vue faisait naître chez lui et se dirigea vers les superstructures. L’îlot s’élevait sur quatre niveaux, les ouvriers avaient déjà enlevé la passerelle et découpé la cheminée pour permettre au navire d’entrer dans le hangar. Il trouva un panneau de descente et passa le surbau, puis, après s’être assuré qu’il n’y avait pas de hublot, alluma sa lampe. Le pont était recouvert de linoléum et les cloisons lambrissées. Il tâta les côtés : au lieu de la plaque qu’il s’attendait à trouver, avec le nom du navire, son port d’immatriculation et le reste, il n’y avait que quatre trous alésés. Quelqu’un s’était donné la peine d’effacer toutes les traces d’identification.
Apercevant une échelle, il gagna la passerelle. Il masqua sa lampe, toute l’électronique avait été démontée. Radio, instruments de navigation, station météo, tout avait disparu. À voir les armoires électroniques vides, ceux qui avaient fait le boulot avaient pris tout leur temps. Pas de fil arraché, aucun indice que les ouvriers aient été à la bourre.
Ici aussi, on avait fait disparaître tout ce qui aurait pu fournir une indication sur son nom. Juan fouilla le reste de l’îlot. La cuisine était entièrement recouverte d’inox. Les réfrigérateurs et les fours avaient été enlevés, de même que les marmites, poêles et autres ustensiles. Ils avaient fait disparaître toutes les plaques sur lesquelles figurent en général le nom de l’armateur et celui du navire. Les cabines étaient vidées de leur mobilier, mais on avait l’impression qu’elles avaient été occupées encore récemment. Il y avait une odeur de cigare dans l’une, les sanitaires sentaient encore l’après-rasage.
Il descendit ensuite à la machine.
Deux gros moteurs diesel, de la taille d’un bus, occupaient presque toute la place avec des kilomètres de câbles, de tuyaux, de flexibles. Il examina avec soin les deux moteurs et pesta en constatant que, là encore, on avait fait disparaître les plaques d’identification. Aux endroits où étaient estampés les numéros de série, quelqu’un avait tout effacé à la meule. Le métal était lisse et brillant.
Il remit son pistolet dans son étui et entreprit de mener des recherches plus approfondies. C’était une tâche laborieuse, car la salle était énorme, et le faisceau de sa lampe, minuscule. Même quand il éclairait un endroit donné, il avait l’impression de rester plongé dans l’ombre. Néanmoins, il persévéra. Il descendit dans les fonds, sous un condenseur, mais quelqu’un était passé avant lui et avait meulé le métal. Il balaya avec sa lampe tous les coins et recoins, le moindre interstice, toujours rien.
Les gens de Singh connaissent leur métier, se dit-il enfin. Il repéra pourtant une zone où de l’huile s’était figée, sous le moteur tribord. L’endroit semblait inaccessible, et il songea d’abord à renoncer, mais s’il avait la flemme, ceux qui avaient effacé toutes les traces avaient peut-être raisonné comme lui.
Se tortillant comme un contorsionniste, il se glissa sous le moteur glacé. L’espace était compté, les supports lui laissaient à peine de quoi respirer et il s’écorcha une main contre un tuyau qu’il n’avait pas vu. Il suça le sang qui coulait aux jointures. Arrivé à l’endroit qu’il avait repéré, il commença à enlever la couche noirâtre, grattant avec ses ongles. Il sentit enfin une plaque, ils en avaient oublié une !
Il lui fallut encore plusieurs minutes pour enlever assez de graisse et pour lire l’étiquette. Ce moteur sortait de chez Mitsubishi Industries lourdes et son numéro de série comportait quinze chiffres. Juan fit appel à toute sa mémoire puis ressortit de là. Il récupéra son calculateur, l’alluma, et commença à rechercher dans les bases de données.
Leur client, son ami Hiroshi Katsui, lui avait fourni des tonnes de renseignements sur les navires qui avaient disparu en mer du Japon : rôles d’équipages, y compris les photos des marins, plus les numéros de série de dizaines d’équipements de bord. Si, par exemple, les pirates n’avaient pas démonté le four dans la cuisine, Juan aurait pu trouver directement à quel bâtiment il appartenait.
Avec son stylet, il entra les quinze chiffres, pressa sur l’icône MOTEURS et entra le tout dans sa machine.
Lorsque le nom du navire s’afficha, Juan en resta comme deux ronds de flan.
« On s’est fait avoir, murmura-t-il.
— Le mot est faible, capitaine, c’est le record de l’année », murmura à son oreille une voix familière.
Il sentit en même temps le canon d’un pistolet sur sa nuque.
Une seconde plus tard, il entendit des voix masculines, des lampes-torches balayaient l’air de leurs faisceaux, on s’approchait du sas.